13
Zoé écrasa l’accélérateur et passa, au volant de son Bébé, à l’orange un peu mûr. Elle traversa Market à toute vitesse, prit la première à gauche qui n’était pas en sens interdit et de nouveau à droite, dans Franklin. Pas question de rester sur Van Ness avec ses feux perpétuellement au rouge à tous les carrefours. Elle continua tout droit sous la pluie balayée par le vent, en guettant les flics. Beaucoup connaissaient le Bébé, et ceux qui ne le connaissaient pas se feraient une joie de coller un PV à une Mustang de collection bleu layette.
Elle viola une sacro-sainte règle du code de la route en obligeant un piéton à prendre ses jambes à son cou pour ne pas finir sous son capot, en l’aspergeant au passage pour faire bonne mesure, mais elle devait absolument voir sa mère avant l’arrivée des flics. Il fallait qu’elle découvre comment une vieille clocharde qui s’était fait assassiner dans le Golden Gate Park pouvait être la même personne que sa grand-mère qui était morte dans un accident de voiture, il y avait des années et des années de ça.
Or la seule façon d’avoir ne serait-ce que l’espoir d’extorquer la vérité à Anna Larina Dmitroff était de la prendre par surprise. Si Zoé arrivait auprès de sa mère en premier, si elle pouvait la regarder droit dans les yeux, peut-être sourdrait-il quelque chose du masque dur et froid qu’elle arborait en permanence.
Elle y était presque. Ses essuie-glaces allaient et venaient sur le pare-brise, la buée s’accumulait à l’intérieur. Le Bébé se comportait vaillamment sous la pluie, abandonnant derrière lui un sillage d’invectives et de gestes obscènes. Zoé coupa la route d’un taxi jaune, fit une queue de poisson à une grosse Lexus dont le conducteur se jeta sur le klaxon et faillit se retrouver dans la cour d’une grande et austère maison victorienne. Elle vira brusquement à gauche sur Washington, soulevant une gerbe d’eau pareille à une magnifique queue de coq, dérapa, faillit s’encastrer dans une Toyota en stationnement, grilla les stops à Gough et Octavia, et s’engagea d’un coup de volant, deux rues plus loin, dans l’allée menant au manoir de sa mère, sur la côte de Pacific Heights, en faisant gémir les pneus du Bébé. Douze minutes exactement s’étaient écoulées depuis qu’elle avait quitté Mackey et sa partenaire, Wendy Lee, en leur racontant qu’elle devait filer pour aller au tribunal. Elle les avait regardés s’éloigner, puis elle avait couru vers la ruelle derrière le bar à vin où elle garait sa voiture.
Et maintenant, elle les avait pris de vitesse, grâce à Dieu, mais elle avait intérêt à se dépêcher.
Le vent lui chassa la pluie dans la figure alors qu’elle montait en courant les marches de l’énorme maison de granit et de verre. Mais à la vue de la grande double porte d’ébène, avec ses poignées d’argent massif, elle s’arrêta net.
Treize ans plus tôt, le jour de sa remise de diplôme, elle était sortie par cette porte et avait tourné le dos à son ancienne vie avec pour tout bagage un sac polochon plein de vêtements. Elle s’était juré de ne jamais revenir, mais elle aurait dû savoir à quoi s’en tenir. On peut échapper à une partie de son passé, mais pas à la totalité.
Zoé inspira profondément, leva la tête et appuya sur le bouton de sonnette. Moins de cinq secondes plus tard, un homme qui avait les mains comme des battoirs et pas de cou ouvrait la porte. Elle lui passa devant le nez, ce qui n’était probablement pas la chose la plus maline à faire compte tenu de l’arme qu’il avait dans un holster à l’épaule, sous sa veste noire à la coupe confortable.
« Je suis sa fille, fit Zoé comme il l’attrapait par le bras. Alors si vous tenez à vos abattis, bas les pattes. »
L’homme, qui avait le visage buriné, les yeux méfiants et les réflexes rapides, la lâcha aussitôt.
« Où est-elle ? »
Et si elle n’était pas là ? Petit Jésus, faites qu’elle voie sa mère avant les flics, faites que…
« La pakhan est en haut, dit-il. Dans la bibliothèque. »
Pour rien au monde Zoé n’aurait pris l’ascenseur, à peine plus grand qu’un cercueil. Elle monta quatre à quatre les marches en grès du vaste escalier, jusqu’au troisième étage, où une autre porte l’arrêta.
Celle-là était en acajou massif, et de l’autre côté c’était le sanctuaire d’Anna Larina. Treize ans que Zoé n’avait pas mis les pieds dans cette maison, et deux de plus qu’elle n’était pas entrée dans cette chambre. Pas depuis un jour d’été de ses seize ans, le jour où son père était venu dans la chambre de sa mère et s’était assis au bureau, une gigantesque dalle de marbre noir. Il s’était assis, s’était mis un revolver sous le menton et avait pressé la détente.
Zoé était seule à la maison, ce jour-là, seule à entendre le coup de feu. C’est elle qui avait vu le sarouk persan de soie ivoire et le plancher de teck s’imprégner de sang, elle qui avait vu toutes les éclaboussures ensanglantées. Elle qui avait dû regarder ce qui restait du visage de son père.
Zoé ouvrit la porte avec une telle violence qu’elle alla cogner contre le mur.
Sa mère leva les yeux d’un écran d’ordinateur portable tout en coulant sa main droite sous son bureau, à l’endroit où elle gardait un Glock 22 dans un tiroir à ressort. Anna Larina Dmitroff n’était pas arrivée à la tête d’une famille de la mafiya russe sans combattre, intriguer, assassiner, et oublier les mesures de prudence élémentaire.
« Zoé ! » dit-elle, choquée.
Et Zoé fut surprise de voir le visage de sa mère traduire une réelle préoccupation.
« Que fais-tu ici ? Tu as un problème ?
— Pourquoi ? Ça te ferait quelque chose ?
— Ne sois pas ridicule. Bien sûr que ça me ferait quelque chose. »
Anna Larina, qui s’était à moitié levée, se rassit derrière l’énorme bureau de marbre.
« Tu as l’air un peu trempée et stressée, mais sinon, ça a l’air d’aller. Tu as drôlement grandi, fit-elle en la jaugeant d’un regard froid, indifférent. Mais comme pendant toutes ces années tu ne m’as même pas envoyé une carte de Noël, j’en suis réduite aux conjectures : si tu viens ici, c’est qu’il a dû se passer quelque chose d’assez sérieux. »
Zoé serra les dents pour s’empêcher de hurler. Bon Dieu, ce qu’elle avait toujours détesté ce ton sec, léger, qui n’avait pas son pareil pour ironiser, trancher, blesser. Treize ans et rien n’avait changé. Un coup d’œil à ce beau visage sans âme et tous les mauvais sentiments du temps jadis revenaient d’un coup, coulaient dans son sang comme un poison.
Il fallait qu’elle reprenne le dessus, qu’elle refoule ses émotions. Elle savait d’expérience – sa triste expérience – qu’on ne pouvait se permettre de manifester la moindre étincelle de sentiment envers Anna Larina, d’exprimer quoi que ce fût qui ressemblât à de l’amour, de la haine, de la peur ou même de la colère, parce que les sentiments ouvraient une brèche en vous, une brèche qu’elle utilisait ensuite pour vous éviscérer. Nettement et sans bavure.
Zoé s’approcha de la grande dalle de marbre noir qui était son bureau, lentement, pour gagner du temps. La pièce était magnifique mais froide, comme son occupante. En forme de triangle, elle s’avançait, telle la proue d’un navire, dans le ciel au-dessus de la baie et du Golden Gate Bridge. Contre le seul mur qui n’était pas occupé par une baie vitrée du sol au plafond se dressait une bibliothèque scandinave qui avait coûté les yeux de la tête. Il y avait quelques livres sur les étagères, mais surtout les plus belles pièces de la collection d’icônes russes de sa mère. Quand Zoé était petite fille, elle avait beaucoup souffert à l’idée que, pour sa mère, ces antiquités comptaient plus qu’elle.
Elle posa délicatement sur le bureau une photo de la scène du crime qu’elle avait subtilisée à Mackey.
« Regarde ça et dis-moi ce que tu vois. »
Anna Larina posa les deux mains à plat de chaque côté de la photo et baissa le regard. Elle l’examina en silence, pendant que Zoé l’examinait. Aucune manifestation d’identification, de surprise, rien qui trahisse quoi que ce soit.
Elle releva les yeux, regarda Zoé bien en face.
« Je vois je ne sais quelle vieille femme apparemment morte. Je devrais savoir de qui il s’agit ?
— Oh, je t’en prie. Tu vas essayer de me faire croire que tu ne reconnais pas ta propre mère, peut-être ? »
C’était une gifle délibérée, dure. La tête de sa mère eut un soubresaut quand elle regarda à nouveau la photo de la morte. Ses mains, encore à plat, blanchirent aux jointures. Mais, en dehors de cette petite réaction, il était impossible de dire à quoi elle pensait, si elle ressentait un sentiment quelconque.
Zoé savait que sa mère pouvait ordonner à l’un de ses vory, ses hommes de main, d’exécuter quelqu’un aussi aisément qu’elle aurait commandé une tasse de thé, et pourtant elle ne croyait pas que sa mère fût responsable de ça, ne serait-ce que parce que le crime avait été bâclé et qu’Anna Larina Dmitroff n’était pas du genre à bâcler quoi que ce soit. Mais Zoé voulait l’ébranler, et elle avait réussi.
Elle prit la photo dans son cadre d’argent, sur le bureau – une version agrandie de la photo dans l’enveloppe transparente que Mackey lui avait montrée – et la posa à côté de la photo de la scène du crime.
« Tu vois la ressemblance, maintenant ? Elle a nos yeux. Ou plutôt, nous avons les siens.
— Je ne… »
Anna Larina n’alla pas plus loin. Zoé la vit déglutir convulsivement, mais elle n’ajouta rien.
« Tu ne… quoi, mère ? Tu n’y crois pas ? Parce qu’elle est morte dans un accident de voiture quand tu avais onze ans ? Que sa voiture est tombée d’une falaise à pic dans l’océan, un jour où il faisait mauvais temps, et que du coup tu as grandi dans un orphelinat ? As-tu vraiment vu son corps descendre dans la tombe ? Ou n’as-tu inventé tout cela que pour m’éloigner d’elle ? »
C’était comme si Anna Larina ne l’avait pas entendue.
« Elle a tellement vieilli, sur cette photo. Tellement vieilli. » Elle effleura légèrement, du bout des doigts, le visage de la femme de la photo. « Pendant toutes ces années, je me la suis figurée dans mon esprit comme elle était alors. Jeune et belle, tellement pleine de vie et de rire. Elle avait le plus doux des rires. Quand elle riait, je voyais toujours des pétales de roses à cause de la façon dont le son se recourbait sur les bords. Exactement comme se recourbent les pétales de roses. » Elle laissa sa phrase en suspens, et sa bouche s’adoucit un peu. « C’est drôle que je me souvienne de ça maintenant, et voilà qu’elle est morte.
— Pas seulement morte, mère. Assassinée. À moins que tu ne saches pas reconnaître une photo de scène de crime quand tu en vois une ? »
Anna Larina repoussa la photo loin d’elle.
« Oui, bien sûr que je le vois. »
Elle se leva de son bureau, se dirigea vers la porte, la ferma. Le déclic du pêne parut très bruyant dans le silence tendu.
Elle regarda Zoé, laissa le silence s’éterniser, et dit :
« Je pensais qu’elle était morte. Je ne t’ai pas menti pour t’éloigner d’elle. C’est ridicule. Elle n’avait pas voulu de moi. Pourquoi diable aurait-elle voulu de toi ? »
Elle avait lâché ces paroles d’un ton froid, indifférent, mais Zoé avait vu une émotion noire briller dans les yeux de sa mère. De la douleur, oui, mais il y avait autre chose. De la culpabilité ? De la rage ?
Zoé regarda cette femme qui était sa mère. Ces pommettes saillantes, ce front haut, aussi lisse qu’un coquillage poli par les vagues. Les yeux gris, très écartés, un peu bridés. L’âge d’Anna Larina avait toujours été un secret jalousement gardé, mais elle ne devait pas avoir loin de soixante ans, maintenant. Et pourtant, elle n’avait pas l’air d’avoir vieilli d’un jour pendant toutes ces années. Cela pourrait être mon reflet dans le miroir, pensa Zoé, et cette horreur lui tordit les tripes comme un poignard.
Si elle avait hérité du visage de sa mère, avait-elle aussi hérité de son âme sombre ?
Les lèvres pleines d’Anna Larina esquissèrent un sourire torve.
« Que cherches-tu, Zoé ? La marque de Satan sur mon front ? La preuve que nous n’avons rien de semblable, en fin de compte ? C’est de ça que tu as toujours eu peur, n’est-ce pas ? C’est bien pour ça que tu as fui, que tu t’es investie dans cette croisade pour les femmes battues ? Tu essaies d’acheter ton salut en expiant mes péchés. »
Zoé éprouva une douleur aiguë dans le bras. Elle baissa les yeux et vit son poing crispé à l’extrême. Elle s’obligea à dénouer les doigts, à respirer.
« Ne te flatte pas. Pour le moment, tout ce que je veux savoir, c’est comment la femme qui t’a donné le jour a fini clocharde, comment elle en est arrivée à partager la vie d’alcooliques et de drogués dans le Golden Gate Park.
— Je ne… Le Golden Gate Park ? C’est là que… ? commença Anna Larina avec un geste de la main en direction de la photo posée sur son bureau.
— Qu’elle a été assassinée ? Oui. Ça s’est passé devant la serre du Jardin botanique. Elle a été poignardée avec un couteau. Les flics ne savaient pas qui elle était, au départ…
— Et pourtant, ils sont venus te trouver tout droit avec ces photos de scène de crime ? Alors, soit ils sont médiums, soit tu ne me dis pas tout. »
Bon sang, cette femme est rapide, pensa Zoé. Elle ne devait pas l’oublier. Elle avait appris qu’en arts martiaux il ne fallait jamais laisser l’ennemi entrer dans ses mouvements ou à l’intérieur de sa tête. Elle ne devait pas oublier qu’Anna Larina était son ennemie. Sa mère était son ennemie, et dans le secret de son cœur, depuis qu’elle était toute petite, elle l’avait toujours su. Ce qu’elle ne savait pas, c’était pourquoi.
« Avant que quelqu’un lui enfonce un couteau jusqu’à la garde dans la poitrine, fit Zoé, choisissant délibérément des termes crus, choquants, ta mère a réussi à avaler un bout de papier. Ou plutôt, à l’avaler à moitié. Il y avait mon nom et mon adresse dessus. »
Un autre sourire glacé retroussa la bouche d’Anna Larina.
« Dieu du ciel ! Quel délicieux mystère de la part de cette vieille femme. Elle savait où tu habitais, et pourtant elle était tellement occupée, entre faire la manche et pisser sous les portes cochères, qu’elle n’a pas trouvé le temps de passer te voir avant de se faire poignarder, hein ? Eh bien, nous avons échappé à une scène drôlement touchante.
— Pour l’amour du ciel, mère !
— “Pour l’amour du ciel, mère”, répéta Anna Larina, sur un ton railleur. Qu’attends-tu de moi, Zoé ? Des larmes ? Il y a longtemps que je n’ai plus de larmes. »
Zoé desserra à nouveau le poing, prit une profonde inspiration.
« Je pensais qu’elle était peut-être venue ici, pour te voir. Parce que sinon, comment aurait-elle appris mon existence ? »
Encore une fois, Zoé perçut une sorte de vacillement au fond des yeux d’Anna Larina. Elle sait quelque chose, pensa Zoé. Elle sait pourquoi sa mère était là.
Au bout d’un moment, Anna Larina haussa les épaules et dit :
« Ce n’est pas comme si l’une de nous deux était planquée dans le cadre d’un programme de protection des témoins. Trois minutes de recherche sur Google et c’était plié. » Elle croisa ses bras sur sa poitrine et alla regarder par les baies vitrées, bien qu’il n’y ait rien à voir ce jour-là, ni pont, ni baie, que des nuages et de la pluie. « Bon, c’est fini, là, Zoé ?
— Non, ce n’est pas fini, mère. Loin de là. Disons pour le moment que je te crois. Que c’est une grosse surprise pour toi. Cette histoire à l’eau de rose d’orphelinat que tu m’as servie pendant des années était-elle la vérité ?
— Oh, bon sang ! fit Anna Larina dans un sursaut d’exaspération soudain, authentique. Tu sais que tu es un sale petit chameau têtu ? Eh oui, évidemment, c’est de moi que tu tiens ça. Très bien. Je te donne encore cinq minutes pour retourner le couteau dans la plaie que tu imagines encore sensible de mes souvenirs d’enfance, à condition que tu me promettes de me laisser tranquille après. »
Anna Larina prit dans la poche de son pantalon de cachemire noir un briquet en or, un paquet de cigarettes et en alluma une. Elle regarda un instant la flamme avant de refermer le briquet avec un claquement.
« L’orphelinat, insista Zoé. C’était la vérité ?
— Oh oui, la vérité vraie. Une grande, affreuse bâtisse de pierre brune tenue par les sœurs de la Charité, dans un quartier sordide de Columbus, dans l’Ohio. Il y avait même des barreaux aux fenêtres, sauf que je soupçonne que c’était plus pour empêcher la racaille du voisinage d’entrer que pour empêcher les pauvres petites orphelines que nous étions de sortir. Ce n’était pas que du gruau et des coups tous les jours, mais c’était quand même assez sinistre. Sauf que ma mère était on ne peut plus vivante quand elle m’y a abandonnée. Avec une petite valise de vêtements et une boîte en carton contenant mes rares trésors.
— Mais pourquoi l’Ohio entre tous les États possibles, alors que vous viviez à Los Angeles ? Et puis d’ailleurs, aucune femme n’abandonne son enfant comme ça. Elle devait avoir une raison.
— Tu m’étonnes, Zoé. Compte tenu de la fille que tu es et de ce que tu fais pour gagner ta vie, je n’en reviens pas que tu trouves encore le moyen de regarder la nature humaine avec des lunettes roses.
— Mais tu devais bien avoir une idée de la raison pour laquelle elle a fait ça. Sinon à l’époque, du moins maintenant, rétrospectivement. »
Anna Larina inclina la tête en arrière et souffla un parfait anneau de fumée vers le plafond.
« Tu crois vraiment ? »
Zoé ramassa la photo dans son cadre en argent et la remit à sa place sur le bureau. Anna Larina y tenait assez pour l’avoir mise à un endroit où elle pouvait la voir tous les jours. La femme qui tenait sa petite fille par les épaules devant les portes du studio avait assurément l’air heureuse, pleine de vie. Mais c’était un an avant l’orphelinat, à en croire Anna Larina.
« Tu m’as dit qu’elle travaillait pour la Fox comme opératrice de prise de vues…
— Plutôt comme assistante, je pense. Cependant,… » Anna Larina laissa sa phrase en suspens et regarda le bout de sa cigarette comme si elle faisait maintenant un véritable effort de mémoire. « Il me semble que les derniers temps, le studio l’avait enfin bombardée chef opératrice. Je me souviens qu’on lui avait réellement confié la photo d’un film, et elle était toute excitée parce qu’on s’apprêtait à en mettre un autre en chantier. J’étais ennuyée, parce que son film sortait pour mon anniversaire – j’allais avoir neuf ans –, et j’avais peur qu’elle soit tellement prise par son nouveau travail que, le grand jour venu, elle l’oublie. Mais rien de tout ça n’a eu le temps d’avoir lieu, nous nous sommes enfuies avant. Nous sommes parties en pleine nuit, du moins c’est l’impression que j’ai eue. Elle n’a même pas pris la peine de laisser un mot à Mike.
— Mike ? Qui était Mike ?
— Mike O’Malley. Mon beau-père, ou plutôt je crois que je ferais mieux de dire le mari de ma mère, parce que ce n’était pas vraiment un père pour moi. Et puis ils n’étaient mariés que depuis quelques mois quand nous sommes parties.
— Un mari ? fit Zoé en regardant sa mère. C’est la première fois que tu me parles de ton beau-père.
— Comme je disais, ça n’a duré que quelques mois, et même pendant ce temps-là il n’était pas souvent à la maison. Il faisait du repérage pour le studio et il passait le plus clair de son temps sur la route. Avant que tu commences à échafauder le genre de scénarios sordides auxquels tu es habituée, non, il ne la battait pas, et non, je n’ai jamais été victime d’attouchements, comme on dit. Il semblait à peine conscient de mon existence.
— Les enfants maltraités et les attouchements ne sont pas la seule raison pour laquelle les femmes quittent leur mari. »
Anna Larina secoua la tête.
« Si tu le dis. Mais moi, j’étais là, et au moment de quitter la ville, cette nuit-là, elle a profité d’un feu rouge pour se ranger le long du trottoir et pleurer toutes les larmes de son corps en regardant sa photo – l’incarnation même du désespoir. Et donc, non, je ne pense pas qu’elle l’ait quitté de gaieté de cœur.
— Le fait qu’elle l’ait aimé ne veut pas dire qu’elle n’avait pas une bonne raison d’avoir peur de lui.
— Encore une fois, je m’incline devant ta vaste expérience, Zoé. Tout ce que je sais, c’est qu’elle m’a jetée dans la voiture avec quelques affaires et que nous avons roulé sans nous arrêter, sans une seule halte, à peine un somme de temps en temps le long de la route jusqu’à ce qu’on arrive à la Scioto, une rivière. Et nous voilà revenues là où nous avons commencé ce petit voyage dans mes souvenirs : le moment où elle m’a larguée dans cet orphelinat, pleine de baisers et de promesses de revenir me chercher quelques semaines plus tard, et comment je l’ai crue.
— Mais elle n’est pas revenue. Alors, que s’est-il passé ? Non, pas l’histoire que tu m’as servie, de l’accident de voiture qui lui aurait coûté la vie. La vérité.
— Je ne sais pas ce qui lui est arrivé. Je n’ai aucune raison de mentir à ce sujet, maintenant. Je n’en sais vraiment rien. Des semaines ont passé, puis des mois qui ont fait des années, et pendant tout ce temps, j’ai toujours cru qu’elle reviendrait me chercher. Pas un coup de fil, pas une lettre, même pas une carte pour mon anniversaire, et moi j’y croyais toujours. Et puis un jour j’ai juste arrêté d’y croire. Est-ce que je la croyais morte ? Je n’en ai aucune idée. Peut-être que je l’espérais. Tout ce que je savais, c’est que pour elle, j’étais morte. »
Zoé ne savait pas quoi penser de tout ça, en dehors de cette dernière phrase : Je savais que pour elle, j’étais morte. Elle résonnait comme si elle remontait vraiment des profondeurs de l’âme d’Anna Larina Dmitroff.
« Est-ce qu’elle t’avait parlé de ses origines, avant sa naissance ? De sa famille ? De l’endroit d’où elle venait ? »
Anna Larina décroisa les bras et se détourna de la fenêtre.
« Elle ne l’a jamais clairement dit, mais pour ce que j’en sais, c’était probablement une fille illégitime. Comme moi. Elle me disait qu’elle était fille unique, tout comme j’étais sa seule enfant, et que sa mère lui fredonnait toujours qu’elle était, par sa naissance une petite fille bénie, d’une longue et fière lignée, et qu’elle ne pouvait pas être la dernière. Comme si elle avait quelque chose de spécial, ou comme si ça avait une signification particulière, mais quoi, je n’en ai pas la moindre idée. »
Mais si, pensa Zoé, elle en avait une idée, parce qu’elle venait à nouveau de surprendre dans les yeux de sa mère cet éclat trahissant une connaissance secrète.
« De bien douces paroles », dit Zoé.
En tout cas, cela ne ressemblait en rien à un quelconque discours d’Anna Larina, et Zoé éprouvait une profonde souffrance de la perte de cette grand-mère qu’elle n’avait pas connue.
« Quoi d’autre ? Elle était née ici, ou en Russie ? » Anna Larina jeta à Zoé un regard impatient, et puis elle haussa les épaules.
« Elle était née à Shanghai, figure-toi. Le jour même de l’invasion japonaise. Elle racontait cette histoire invraisemblable selon laquelle sa propre mère, qui s’appelait Lena, Lena Orlova, s’était évadée d’un camp de prisonnier appelé Norilsk, en Sibérie, et était allée à pied jusqu’en Chine, si tu peux croire une chose pareille. » Anna Larina s’interrompit et haussa à nouveau les épaules. « À un moment, après la guerre, Lena s’était acoquinée avec un négociant en pierres précieuses de Hong Kong. C’est lui qui les a amenées, ma mère et elle, vivre là. Quelques années plus tard, en allant acheter du poisson sur un sampan, Lena a glissé sur la passerelle, elle s’est cogné la tête et noyée dans le port. Je pense que ma mère avait quinze ans, peut-être seize, à l’époque. En tout cas, elle était assez grande pour se débrouiller toute seule. »
C’était la première fois que Zoé entendait parler de cette histoire. Ça paraissait exotique, aventureux. Jusqu’à ce qu’on réfléchisse vraiment à ce que devait être la vie dans un camp de prisonniers sibérien et dans une ville ravagée par la guerre.
« Elle t’a dit comment elle était venue de Hong Kong à Los Angeles ?
— Non, jamais. Mais elle avait des tas d’anecdotes à raconter, pleines de détails plus stupéfiants les uns que les autres, sur sa propre mère, Lena. Et sur cette évasion miraculeuse de Sibérie. »
Anna Larina débitait son discours sur un ton sarcastique, comme d’habitude, mais Zoé avait l’impression que dans un petit coin de son cœur racorni, sa mère était aussi fascinée qu’elle par cette histoire de famille.
« Quel genre de détails, par exemple ?
— Oh, comment Lena ne marchait que la nuit, pour que sa silhouette emmitouflée de fourrures ne ressorte pas sur la toundra qui disparaissait sous la neige, comment elle construisait des huttes de neige pour s’abriter et faisait du feu avec de la mousse raclée sur les pierres et les troncs d’arbre. Ou comment elle s’était nourrie en trayant des rennes et en pêchant dans des trous découpés dans la glace.
« Finalement, après des mois de marche, elle s’était retrouvée sur une colline couverte d’herbe surplombant le fleuve qui sépare la Russie de la Mongolie. Elle mangeait des pommes de terre sauvages déterrées dans la prairie, en regardant les piquets rouges qui marquaient la frontière. Des piquets surmontés par des panneaux signalétiques ronds, en métal, sur lesquels étaient peints un marteau et une faucille, espacés de cinq cents mètres. Pendant deux jours et deux nuits, elle les avait observés sans jamais voir une seule patrouille. Alors elle avait fini par passer simplement d’un côté des piquets à l’autre, rien qu’un pas parmi les milliers de pas qu’elle avait faits depuis qu’elle s’était évadée de Norilsk. »
Zoé n’arrivait pas à imaginer le courage et la force de volonté que ça avait dû nécessiter, et elle se sentait toute petite à côté de cette arrière-grand-mère dont elle n’avait jamais entendu parler de sa vie.
« Et après, que lui est-il arrivé ?
— Elle a continué à marcher. Et puis un jour elle est tombée sur un vieillard ratatiné avec un sampan pourri, qui lui a fait descendre le fleuve aussi loin qu’il a pu, et qui l’a confiée à un petit-neveu qui l’a emmenée dans sa charrette à légumes. Le petit-neveu avait un ami qui travaillait comme chef de train dans les chemins de fer, et le chef de train avait un frère, et ainsi de suite : elle a traversé toute la Chine en passant de l’un à l’autre. Jusqu’à ce qu’elle se retrouve à Shanghai sur une péniche à ordures et mette ma mère au monde.
— Katya.
— Oui. »
Anna Larina écrasa sa cigarette dans un cendrier de cristal sur le bureau.
« Dieu seul sait qui était son père… Est-ce que tout ça est vraiment important, Zoé ? Ça intéresse qui ? Lena est morte depuis longtemps, et maintenant sa fille est morte aussi. Et, à en juger par ce que je vois, c’était une vieille femme pitoyable. Une clocharde. Elle a dû prendre un coup de couteau pour la bouteille de whisky bon marché qu’elle avait dans la poche.
— Bon sang, mais qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? C’était ta mère. Toutes ces années à jamais perdues, dont tu as été comme amputée, qui demeurent un mystère – et, tout d’un coup, voilà qu’elle refait surface et qu’on la tue, et tu fais comme si ça t’était complètement égal. Il est évident que pendant tout ce temps elle a fui quelque chose.
— Vraiment ?
— Tu le sais bien. Alors, qu’est-ce qui lui a fait tellement peur, cet été-là, et qui a continué à lui faire peur pendant tout ce temps ? Qui voulait sa mort, et pourquoi ?
— Je n’en sais rien », hurla Anna Larina.
Elle flanqua un coup de poing sur le bureau, si fort que la lampe oscilla. Mais ce n’était pas de la colère. Zoé avait déjà vu sa mère en colère, avant, et ce n’était pas ça.
Zoé récupéra la photo de la scène du crime et la remit dans son sac.
« Je vais à la morgue, pour la voir. Tu veux venir ? »
Sa mère ne prit pas la peine de répondre. Elle se contenta de lui jeter un regard noir.
« Bon, j’en déduis que ça t’est égal si je m’occupe des dispositions funéraires. »
Sa mère lui rit au nez.
« Franchement, Zoé. Tu ne peux pas faire honte à quelqu’un qui ignore la honte – tu devrais le savoir, depuis le temps. Fais ce que tu veux d’elle, ajouta-t-elle en agitant la main. Enfin, si ça a la moindre importance, elle était de confession russe orthodoxe. Tu n’auras qu’à m’envoyer un faire-part quand tu auras décidé. »
Un lourd silence s’établit dans la pièce. Zoé resta au milieu du tapis de soie ivoire. Elle se sentait perdue, tout à coup, vidée. Elle ne voyait pas ce qu’elle aurait pu dire d’autre à cette femme.
Et puis, en repartant vers la porte, une idée lui revint.
« Et l’autel d’ossements, ça te dit quelque chose ? »
Anna Larina, qui s’était rassise dans son fauteuil design derrière son bureau de marbre noir et refermait son ordinateur portable, releva les yeux et dit d’un ton un rien trop dégagé :
« Non. Pourquoi ?
— Laisse tomber. C’est sans importance. »
Zoé s’apprêtait à se retourner à nouveau quand la voix de sa mère l’arrêta.
« Zoé, c’était la décision de ton père de se mettre une balle dans la tête. Sa décision d’appuyer sur la détente. C’est lui qui t’a abandonnée, lui qui est délibérément sorti de ta vie pour toujours, mais tu ne peux pas l’accepter. Il faut que tu mettes ça sur le dos de quelqu’un, et je suis la coupable désignée. »
Zoé ravala sa douleur. Même après toutes ces années, c’était encore une souffrance indicible.
« Papa m’aimait.
— Ça, je ne doute pas qu’il croyait t’aimer ; simplement, il s’aimait encore plus. C’était un homme faible et vain. Il m’avait confié l’entreprise familiale, mais il m’en voulait parce que je faisais ce qu’il aurait voulu faire et n’avait pas le cran de faire lui-même.
— Il m’aimait, répéta Zoé, en tremblant intérieurement. Et ça a toujours été ton problème, hein, mère ? Tu es jalouse. Jalouse de ta propre fil… »
Un coup soudain, frappé à la porte, l’interrompit. Sa mère la regarda encore un instant. Ses joues pâles s’étaient pour une fois colorées. Elle la congédia d’un revers de main.
« Entrez ! »
La porte s’ouvrit et un type entra dans la pièce. Grand, sombre : des cheveux noirs, des yeux bleus, pleins de violence, une bouche cruelle. Il n’avait pas l’air beaucoup plus vieux que Zoé, la trentaine, mais il y avait en lui une brutalité qui aurait rempli deux vies de plus.
Son regard glissa sur elle, se fixa sur sa mère, et il dit, en russe :
« Il y a deux flics à la porte d’entrée.
— Merci, Sergueï. »
Zoé le toisa de haut en bas. Un pistolet dans un holster d’épaule, porté sur un tee-shirt noir qui moulait ses pectoraux bien dessinés. Un jean noir, des chaussures montantes à coque de métal. Un tatouage coloré représentant une dague dégoulinante de sang courait sur l’intérieur de son avant-bras musclé. Un tatouage de prison russe, du genre que vos copains de cellule vous faisaient, le jour où vous deveniez un homme, un vrai.
« Eh bien, mère, serais-tu à court de vory indigènes au point d’être obligée d’en importer du vieux pays ? » demanda Zoé.
Les violents yeux bleus cillèrent, revinrent sur elle, l’incitant à quitter la place.
« Au revoir, Zoé », dit Anna Larina.
En sortant, Zoé trouva Mackey et Wendy Lee plantés au milieu de l’énorme vestibule de marbre blanc. Wendy admirait une sculpture de bronze torturé qui montait jusqu’en haut du plafond cathédrale. Mackey fulminait.
« J’ai vu votre satanée voiture dans l’allée, dit-il. J’appelle les collègues de la circulation. Vous auriez dû vous faire arrêter cent fois. »